Alternatives a rencontré Patricio Henriquez pour discuter de son documentaire, qui s’intéresse surtout au recours à la torture après le 11 septembre 2001.
Pourquoi avoir mis « Sous la cagoule » dans votre titre ?
J’ai rencontré Patricia Isasa au début de mon tournage, une Argentine qui a été torturée en 1976 alors qu’elle n’avait que 16 ans. Elle m’a dit que la pire chose qu’elle avait vécue, c’était d’être encagoulée au moment de son arrestation. Même si de manière absolue elle a été soumise à de pires atrocités comme des viols, la cagoule l’a profondément marquée comme forme de torture.
Cela m’a frappé parce que depuis 2001, on a vu plusieurs photos de prisonniers portant des cagoules, notamment à Abou Ghraib, ce qui les déshumanise parce qu’on ne voit pas leur visage.
J’en ai parlé à d’autres, un ancien d’Abou Ghraib, un autre de Guantanamo, qui m’ont dit la même chose que Patricia. La cagoule, c’est le début d’un voyage ténébreux.
Et pour ces gens, la cagoule c’est l’isolement…
L’objectif est de couper la personne de tout ce qui lui est familier pour réduire ses défenses, ses capacités de résistance. Tout cela a été étudié par des psychologues, des psychiatres, et consigné dans des manuels.
Dans un milieu hostile, les autres sens fonctionnent, on entend des cris, on est frappé. Mais sans la vue, on ne sait d’où vont venir les coups, donc on est complètement vulnérable. Puisqu’il ne peut se défendre, le détenu passe sur un mode où il pense qu’un coup peut venir à tout moment, même si le coup ne vient pas. C’est un travail de préparation de la victime. C’est un travail parfaitement efficace pour détruire la personnalité. C’est un objectif du manuel de torture de la CIA.
Rien n’est donc laissé au hasard…
Bien qu’elle soit brutale et sauvage, la torture est une technique qui est planifiée avec des buts pragmatiques.
Elle est cependant inutile. Les spécialistes américains du renseignement affirment par exemple que les données recueillies lors de la torture ne sont pas utiles pour prévenir d’autres attaques. De ce point de vue-là, Guantanamo est un échec total, en plus d’être illégal et contraire au traitement auquel a droit tout être humain.
C’est ce que disent des intervenants de votre documentaire qui affirment que leurs tortionnaires ne faisaient pas vraiment enquête, qu’ils ne pouvaient pas vérifier leurs réponses et qu’en fait ils n’étaient pas vraiment intéressés à leurs réponses…
Pour les Américains, un bon détenu c’est un détenu qui collabore, qui parle. Ce qu’il dit, c’est moins important. Tout le monde s’entend pour dire, même les experts du Pentagone, qu’il faut se méfier des renseignements fournis sous la torture, parce que le tortionnaire ne sait jamais quand le prisonnier commencera à dire n’importe quoi pour que cesse la douleur.
Même si des aveux sont obtenus, il faut les valider sur le terrain. Or, ces informations sont souvent fournies par un interprète avec toutes les déformations possibles. Puis, cette information est envoyée sur le terrain, par exemple en Afghanistan, pour être vérifiée dans des endroits complètement perdus, à des milliers de kilomètres, pour ensuite être retournée par la bureaucratie aux États-Unis afin de déterminer le vrai du faux. C’est complètement inefficace. Guantanamo le démontre bien. Il y a plus de 800 prisonniers qui ont passé par là, et il y en a plus de 600 qui ont été libérés parce qu’ils étaient innocents. On ne laisserait pas partir de vrais terroristes. Or, ces détenus ont tous été torturés, amenés là par des vols clandestins en traversant l’espace aérien du Canada, dont Montréal.
Mais pourquoi les Américains continuent-ils à avoir recours à la torture s’ils savent que cela ne marche pas ?
En Amérique latine, la torture a en partie fonctionné dans les années 1970 et 1980. Ils ont réussi à créer un état de psychose collective par la peur, parce que personne ne veut être torturé. Les mouvements sociaux ont été paralysés par cette peur et par le meurtre de leurs dirigeants. Au Guatemala, on jetait dans les rues des cadavres horriblement mutilés comme exemple pour que personne ne se mêle de politique. Mais à la fin, les gens se sont dit qu’il valait mieux se battre que de mourir ainsi.
Mais cette recette ne fonctionne pas dans le monde arabe ou musulman, complètement différent culturellement. Les Américains connaissent mal cette région, contrairement à l’Amérique latine.
Dans ces pays musulmans, on est en train de fabriquer des gens qui vont choisir la violence. En blessant le musulman dans ses croyances les plus profondes, on le convertit au terrorisme. Les Américains sont en train de se poser des questions sur leurs méthodes, mais je ne comprends pas pourquoi la torture persiste, puisque la manière forte ne marche pas en Irak ni en Afghanistan.
Donc, ces techniques d’interrogation et les arrestations sommaires sont, selon vous, responsables de l’échec de la mission afghane ?
En Afghanistan, les Américains payent l’information ; ils donnent de l’argent. C’est absurde. Il faut comprendre que la société afghane est tribale, avec des groupes ethniques en chicane ouverte. Les Américains se retrouvent donc avec plein de dénonciations. Et les Afghans peuvent obtenir 50 $ : tu te fais de l’argent et tu te débarrasses d’un ennemi !
Les Américains arrêtent plein de gens de manières sauvages, qui sont torturés sans preuve solide. Et après avoir constaté leur innocence, on s’excuse.
Mais ces erreurs marquent la vie des gens. Ça laisse des traces physiques et psychologiques ahurissantes.
Pourquoi avoir choisi les États-Unis plutôt que d’autres pays, comme la Chine ou la Russie, qui pratiquent aussi la torture ?
Parce que depuis près de 20 ans, on vit dans un monde unipolaire où l’influence des États-Unis se fait sentir partout. Après le 11 septembre 2001, les dirigeants américains ont glissé cette idée qu’il fallait secouer un peu les prisonniers pour éviter des attaques. Ils préparaient le terrain avec des discussions théoriques en vue de civiliser la torture. Au 21e siècle, on est rendu à débattre de la torture : doit-on ou non torturer ? alors qu’auparavant c’était clair qu’on ne devait pas le faire. Cela a résonné à l’échelle mondiale. Avec l’influence des États-Unis, cela libère cette horreur brutale un peu partout dans le monde. La torture est là pour rester, mais Washington nous a fait reculer de 50 ans dans ce débat-là.