Démocratie et gauche latino-américaine : qui peut donner la leçon ?

lundi 4 avril 2016, par Thomas Chiasson-LeBel

Il n’est pas rare de lire dans les quotidiens nord-occidentaux des articles qui nous alertent contre la possibilité qu’un gouvernement de gauche d’Amérique latine ne respecte pas les résultats d’une élection. Sont-ce des inquiétudes fondées ou des interrogations à visées politiques ?

À titre d’exemple, une promesse d’Evo Morales de « respecter les résultats » était suffisamment importante pour structurer l’article diffusé par La Presse sur le référendum de février dernier. Le référendum, gagné par le non, demandait de modifier la constitution pour qu’il n’y ait plus de limite au nombre de réélections successives d’un candidat à la présidence. À la veille des élections législatives vénézuéliennes en décembre dernier, le respect des résultats était, selon le Courrier international, la question qui taraudait les observateurs internationaux. C’est ainsi que le gouvernement canadien adoptait un ton paternaliste en réaction à cet exercice de démocratie au Venezuela, comme si le gouvernement canadien avait des leçons à donner.

Cette image constamment alimentée voulant que les gouvernements de gauche du Sud « ne soient pas vraiment démocrates » témoigne d’un occidentalo-centrisme gênant. Ces attaques contre les gouvernements de gauche sont d’autant plus gênantes qu’ils ont non seulement renforcé l’institutionnalisation de la démocratie représentative dans leurs pays respectifs, mais ont en plus ouverts de nouvelles institutions et de nouvelles pratiques de participation démocratiques. Ne devrait-on pas les aborder, bien que de façon critique, comme source d’inspiration pour approfondir notre démocratie plutôt qu’avec un regard teinté de paternalisme ?

Nouvelles constitutions populaires

La victoire de partis de gauche à la tête de l’État au Venezuela, en Bolivie et en Équateur a mené à l’adoption de nouvelles constitutions. Celles-ci n’ont pas été la seule œuvre d’une élite de juristes-constitutionnalistes isolées. Des assemblées constituantes élues au suffrage universel ont rédigé les constitutions qui ont été soumises à référendum. Leur approbation à forte majorité atteste d’une légitimité dont peut difficilement se targuer la « constitution canadienne ». Une bonne partie de cette dernière est, rappelons-le, un ensemble de conventions non écrites dont l’interprétation contestable a permis à Harper de se maintenir au pouvoir en prorogeant le parlement en 2008.

Scrutins plus fréquents

Au cours des deux dernières décennies, les résultats des scrutins ont non seulement tous été respectés par les gouvernements de gauche, mais leur fréquence est plus importante que ce qui se passe chez nous. Il y a eu plus d’une vingtaine de scrutins et de référendums au Venezuela depuis la victoire de Chávez en 1998, une dizaine en Bolivie depuis 2006 et presque autant en Équateur. Il y a eu tellement de scrutins qui ont confirmé le pouvoir des gauches en Amérique latine que leurs détracteurs ont développé l’adjectif « plébiscitaire » pour déqualifier les démocraties de ces pays.1 En effet, ces critiques soutiennent que les nombreux scrutins sont utilisés par les chefs d’État pour contourner les institutions lorsqu’elles leur sont défavorables. Ceux-ci soutiennent qu’en tenant autant d’élections et de référendums, les démocraties plébiscitaires favorisent le populisme, la démagogie et l’autoritarisme. Ils suggèrent ainsi que la démocratie peut s’éroder à l’usage, et qu’il vaut mieux isoler les institutions existantes de l’influence populaire plutôt que de chercher à augmenter la participation des citoyenNEs en leur sein.

Ce sont les opposants qui diluent la démocratie

Ces critiques omettent de souligner que les plus récentes atteintes à la démocratie sont le fait des opposants à ces gouvernements de gauche. Les coups d’État du Honduras et du Paraguay n’ont pas été l’œuvre de la gauche, mais de ses opposants, et dans le cas du Honduras, l’État canadien est accusé d’avoir soutenu les putschistes. Au Venezuela, malgré un système électoral des plus avancés, c’est l’opposition qui refusait de reconnaitre les résultats de l’élection présidentielle de 2013 qui les donnait perdants. De plus, certains dirigeants de l’opposition avaient pris part à la tentative ratée de coup d’État en 2002.

De plus, la démocratie n’a pas à se limiter à l’élection de représentantEs. Les institutions représentatives ont avantage à être approfondies par des mécanismes de participation qui s’inspirent de la démocratie directe. À ce titre, les gouvernements de gauche ont ouvert plusieurs chantiers qui méritent notre attention.

Budget participatif

C’est sous la gouverne du parti des travailleurs (PT) au Brésil dans les années 1990 qu’a commencées l’expérience municipale du budget participatif. Il s’agissait d’organiser de nombreuses consultations publiques suivant un cycle annuel pour que les nouveaux investissements municipaux ne soient pas déterminés par les seulEs éluEs, mais bien à l’aide d’un processus décisionnel impliquant les citoyenNEs. Cette initiative, qui alimentait l’enthousiasme des altermondialistes réunis à Porto Alegre lors des premiers Forums sociaux mondiaux, s’est ainsi répandue un peu partout sur la planète.

Sans commenter ici la situation actuelle du Brésil, il importe de reconnaitre l’audace de certains membres du PT d’avoir, au lendemain de la dictature, osé approfondir la démocratie municipale. On peut cependant regretter que cette tendance n’ait pas été plus soutenue.

Décentralisation de l’État

Le Venezuela est sans doute le pays où le plus grand nombre d’initiatives de participation citoyenne ont été mises en place. Les missions sociales ont élargi l’offre de services publics, notamment en santé et en éducation, par une implication directe des citoyenNEs dans leur administration. Avec la mission Barrio Adentro, des comités locaux étaient formés pour administrer de petites cliniques médicales construites pour rendre les soins plus accessibles aux moins nantis. La mission Robinsón comptait sur la participation citoyenne pour soutenir un programme d’alphabétisation par télé-enseignement. Plus récemment, l’État s’ouvrait aux conseils communaux. Organisés sur la base de quelques centaines de familles d’un même quartier ou d’une même zone rurale, ces conseils ont pour objectif de stimuler des initiatives collectives locales tant sur le plan de la rénovation d’infrastructures locales que du développement de projets économiques pour la communauté. Il y aurait près de 45 000 conseils communaux enregistrés dans tout le pays.

Les expériences de participation citoyenne sont nombreuses, et bien qu’elles méritent d’être étudiés de façon critique, il n’en demeure pas moins qu’elles ont approfondi la confiance citoyenne envers la démocratie et la participation. Selon l’organisation sans but lucratif Latinobarómetro qui mesure l’évolution de l’opinion publique latino-américaine sur différents sujets, le Venezuela et L’Équateur sont les deux pays où la confiance en la démocratie a le plus augmenté entre 1995 et 2013.

Loin de la simple apologie

Sans qu’il soit question d’imitations dénuées de critiques, ces propositions des gouvernements de gauche d’Amérique latine ont rouvert l’espace de l’invention démocratique. Les critiques de gauche de ces gouvernements comme celle de l’ancien ministre bolivien Pablo Solón, ou celle de Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat sur le Venezuela, expliquent les échecs actuels de ces régimes, par la nécessité d’approfondir cet aspect participatif de la démocratie, et non de le réduire. C’est leur abandon de l’élan de démocratisation au profit d’une logique de reproduction du pouvoir représentatif qui serait à l’origine de leurs problèmes.

Ainsi perçus, bien qu’ils soient en train de péricliter, les gouvernements de gauche du sous-continent méritent un intérêt critique, surtout pour leurs efforts initiaux à stimuler un renouvèlement démocratique. Et s’il faut les critiquer, c’est pour ne pas être allé plus loin dans cette veine, et non parce qu’il faudrait douter de leur caractère démocratique.

Quant aux journalistes du Nord, le fait qu’ils se sentent légitimes de faire la leçon devrait titiller notre sentiment anti-impérialiste. Le Canada a-t-il vraiment des leçons de démocratie à donner ? À qui profite cette fausse image constamment alimentée d’une gauche antidémocratique ?


 Voir par exemple Levitsky, S., & Roberts, K. M. (Eds.). (2011). Introduction ; Latin America’s “Left Turn” : A Framework for Analysis. In The Resurgence of the Latin American Left. Baltimore : Johns Hopkins University Press, p. 25 ; Weyland, K., Madrid, R. L., & Hunter, W. (Eds.). (2010). Leftist governments in Latin America  : successes and shortcomings (1st ed.). Cambridge : Cambridge University Press, p.151-153.

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