Deux semaines environ avant mon arrivée, la frontière entre l’Inde et le Népal a commencé à faire l’objet d’un blocus quasi complet. Les Madhesi, ethnie du sud du Népal (Téraï) et originaire de l’Inde, parce qu’insatisfaits du libellé de la nouvelle constitution adoptée par le gouvernement central en septembre, ont décidé d’empêcher l’essentiel de la circulation des biens de l’Inde vers le Népal, en visant particulièrement la livraison de toutes les formes de carburants. Or, le Népal dépend à 100 % de l’Inde pour son approvisionnement en produits pétroliers.
Le gouvernement népalais a tenté de réagir par la force dans les premières semaines, ce qui a mené à des affrontements violents entre les forces de l’ordre et la population locale. Le gouvernement a par la suite choisi de reculer pour éviter des violences plus grandes.
Nous serions donc devant un conflit interne qui perdure. Pas tout à fait. En réalité, du point de vue népalais bien sûr, mais aussi d’un certain nombre d’analystes extérieurs, il faut comprendre que l’Inde instrumentalise l’insatisfaction des Madhesi à des fins politiques. Après avoir accompagné le Népal dans le processus qui a mené à l’adoption de la nouvelle constitution, processus qui a duré sept ans, l’Inde a signifié avant le vote final son insatisfaction quant à un certain nombre d’articles et quant au fait de procéder à l’adoption du document à ce moment-ci. Il faut savoir qu’il existe un vieux contentieux entre le Népal et l’Inde et que si les Népalais se considèrent souverains, les Indiens ont tendance depuis longtemps à voir le Népal comme une excroissance de leur territoire. Cette perception des choses semble légitimer aux yeux des indiens ce qui a toutes les apparences d’une ingérence politique dans les affaires interne d’un pays souverain. L’attitude du géant indien n’est donc pas une nouveauté dans le paysage politique népalais, et le recours à la création artificielle de pénuries ne l’est pas davantage.
Évidemment, l’Inde nie être responsable de quoi que ce soit et prétend seulement s’assurer de la sécurité des transporteurs. Pourtant, les revendications des Madhesi correspondent en tout point à ce qui a été réclamé par l’Inde avant l’adoption du document final. De plus, chaque fois qu’il y a eu de légers assouplissements à la frontière, ils étaient le fait du gouvernement indien et non des Madhesi qui maintiennent la ligne dure et exigent l’adoption des amendements souhaités avant de se retirer.
Un embargo qui fait mal
Le gouvernement indien élèverait certainement une opposition vigoureuse à l’emploi du terme embargo. Du point de vue du droit international, une telle pratique (en temps de paix j’imagine) est semble-t-il interdite et pourrait exposer le pays qui y a recours à des sanctions politiques et économiques. Or, il va de soi que l’Inde ne saurait contrevenir au droit international ! Et d’ailleurs, il ne peut y avoir embargo si un pourcentage de biens commerciaux passe la frontière. C’est pourquoi l’Inde autorise environ 10 % des marchandises qui traversent normalement à passer sa frontière pour être livré au Népal.
Derrière ces subtilités légales qui n’amusent que le gouvernement indien, il y a une réalité humaine qui, à ce que je constate, passe totalement inaperçu sur le reste de la planète. La pénurie heurte d’abord tout le secteur des transports. Obligé de s’ajouter à des files d’attente monstre une fois par semaine approximativement pour obtenir quelques litres d’essence, les particuliers délaissent leurs véhicules pour les transports en commun qui, étant eux-aussi soumis à de sérieuses restrictions en matière de carburant, limitent leurs passages et maximisent chaque déplacement en empilant les gens les uns sur les autres à l’intérieur et à l’extérieur (sur le toit et suspendus à la porte de côté laissé ouverte). Et cela ne vaut pas seulement pour les autobus de Katmandou, mais aussi pour les autobus assurant la liaison avec les autres villes. Les taxis coûtent maintenant environ trois fois plus cher qu’il y a six semaines. Et évidemment, qui dit pénurie, dit marché noir, et prix en hausse vertigineuse : huit cents roupies il y a cinq jours pour un litre d’essence, soit 10 $ CAN.
La pénurie fait maintenant mal dans presque tous les foyers népalais, et particulièrement en ville, puisque pratiquement 100 % des foyers dépendent du gaz propane pour cuisiner. Même chose pour les restaurants. Plusieurs restaurants sont en fait maintenant fermés ou réduisent radicalement leur menu en fonction des temps de cuisson des plats. Les petits hôtels ne servent plus le déjeuner habituellement compris avec la location d’une chambre. Plusieurs familles en sont réduites à cuisiner au bois, alors qu’il n’y a presque pas de bois disponible en ville et qu’ils n’ont pas les installations pour le faire. Il y a toujours la possibilité de cuisiner électrique si on a l’équipement requis, mais il faut souligner que la livraison d’électricité est interrompue pendant deux périodes de quatre heures par jour en ce moment selon un horaire qui change à toutes les semaines et qui varie d’un quartier à l’autre. Même les grandes installations sont affectées, grands hôtels, usines, édifices à bureau, etc., car toutes compensent normalement les coupures dans l’approvisionnement en électricité par le recours à des génératrices.
Il va de soi que le contexte actuel a aussi un impact très marqué sur l’industrie du tourisme, moteur de l’économie népalaise. Hier, dans Thamel, principal quartier touristique de Katmandou, des centaines de petits commerces sont restés fermés. Les gens d’ici et les touristes habitués du Népal le confirment : les touristes ne sont pas au rendez-vous cette année. Bien sûr une partie de cette baisse est attribuable au séisme d’avril qui a entraîné une vague d’annulation de voyage. Ceci dit, les événements d’avril ne sont pas seuls en cause. Le climat politique actuel y est aussi pour quelque chose. Or, octobre et novembre sont les mois les plus importants pour les fournisseurs de trekking et autres activités de plein air.
La reconstruction au point mort
Toutefois, s’il y un dossier qui témoigne du profond mépris de l’Inde pour la population népalaise et pour la vie humaine en générale, c’est le dossier de la reconstruction suite au tremblement de terre. Un haut placé des Nations unies au Népal a indiqué dans un journal local hier qu’il y avait urgence d’acheminer le matériel dans les régions touchées les plus reculées parce ce que d’ici quelques semaines, la neige pourrait fermer l’accès à ces régions. En ce moment, plus de 1200 tonnes métriques de matériel attendent d’être livrées dans des entrepôts de Katmandou, matériel destiné essentiellement à la reconstruction et à l’amélioration des conditions de vie de milliers de personnes qui sans cette aide devront passer l’hiver dans les abris de fortune qu’ils se sont construits après le séisme et qui ne leur permettront pas de se protéger adéquatement pendant la saison froide. Sans carburant suffisant dans un avenir très rapproché, tout ce matériel restera à Katmandou ou ne pourra servir qu’aux communautés les plus rapprochées de la ville centre.
De la politique de bas étage
Il faudrait faire preuve de beaucoup de naïveté pour penser que le fait que le déclenchement de l’embargo corresponde au début de la principale saison touristique du pays et à la fin de la saison des pluies (fin septembre), moment où l’essentiel du processus de reconstruction devait commencer, relève de la simple coïncidence. Si l’Inde souhaitait bousculé le Népal (le terme bullying serait probablement approprié ici), elle ne pouvait trouver meilleur moment pour le faire. Mais comment peut-on considéré comme un avantage stratégique le fait que son voisin a déjà les deux genoux à terre suite à une catastrophe naturelle qui aurait certainement fait des dizaines de milliers de mort si elle était arrivée en Inde, comment voir comme une opportunité le fait d’handicaper un processus de reconstruction qui devrait permettre à des milliers de personnes parmi les plus pauvres de la planète de retrouver un sentiment de sécurité et un certain mieux-être ? L’attitude de l’Inde dans ce dossier ne peut qu’être qualifiée d’odieuse et d’inique. Un adage dit que les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. Ici, l’intérêt de l’Inde semble ne craindre aucune forme d’abaissement.
Que fait le gouvernement népalais ?
À part les énoncés du genre <
Est-ce que le gouvernement népalais aurait certains avantages à laisser traîner la situation ? La question mérite d’être posée ? Après tout, plus le temps passe, plus le ressentiment face à l’Inde croît et plus l’identité népalaise se renforce. Et comme chaque fois qu’il y a pénurie, il faut se demander aussi à qui elle profite. Compte tenu du climat de corruption qui prévaut ici même au plus haut niveau, il n’est pas impertinent de se demander si certains éléments du gouvernement ne tireraient pas certains avantages de la situation actuelle.
Après six semaines d’embargo, des négociations sont en cours avec la Chine pour l’approvisionnement en carburant. Les médias font état de signaux positifs de ce côté. Il faut toutefois noter que le transport en provenance du Tibet se fera dans des conditions autrement plus difficiles que celles qu’ont celles qui caractérisent le trajet de la frontière du Népal à Katmandou. Alors que le Téraï, zone frontalière de l’Inde et du Népal, est plat, le parcours du Tibet vers la capitale du Népal se fera en zone montagneuse. Et on parle ici de la chaîne himalayenne. Mais au final, qu’importe d’où viendra l’or noir, car il y a urgence.