Chili : « Pour une éducation sans profits ! »

jeudi 1er septembre 2011, par Antoine Casgrain

SANTIAGO – Le bras de fer entre étudiants et gouvernement se poursuit. Le 14 juillet dernier, pour une troisième fois en moins d’un mois, le mouvement étudiant a pris massivement la rue dans les principales villes du pays, avec l’appui actif de la centrale syndicale CUT (centrale unitaire des travailleurs) et du syndicat des professeurs. Les manifestants ont signifié leur rejet de l’« accord national pour l’éducation » annoncé dix jours auparavant par le président Pinera dans un message télévisé national. Le dévoilement unilatéral de cet « accord » n’a pas calmé les ardeurs des étudiants et des professeurs qui luttent pour le droit à l’éducation.

Retourner en classe ou rester mobilisés ? La manifestation du 14 juillet, qualifiée de succès par les organisateurs, a su répondre à cette question. C’était l’épreuve de feu pour cette grève étudiante d’une ampleur historique. La marche de Santiago a rassemblé des dizaines de milliers de personnes : universitaires, lycéens, professeurs et travailleurs, venus en grand nombre et en famille. Avec de nombreuses et colorées prestations artistiques, les étudiants ont fait fi de l’Intendance métropolitaine qui avait interdit le parcours proposé par les organisateurs. Des centaines d’occupations de campus et d’écoles secondaires se sont aussi poursuivies, bien que le ministre ait décrété l’annulation des vacances d’hiver.

L’éducation dans les méandres du marché
Le gouvernement avait annoncé « l’année de l’éducation supérieure », mais il n’avait pas prévu la chaleur du mouvement étudiant. Il a difficilement convaincu les recteurs des universités publiques de s’asseoir à négocier. De leur côté, les porte-paroles étudiants et enseignants ont dénoncé la valse des promesses millionnaires qui ne feront, selon eux, qu’huiler les engrenages d’une machine éducative pervertie par le marché et les activités lucratives.

« L’éducation n’est pas une marchandise ». Cette consigne reste incompréhensible à la bourgeoisie fanatique des dogmes libéraux qui gouvernent la Moneda (siège du Président de la République chilienne). En rupture avec la population qui veut davantage d’éducation publique, les membres du gouvernement mésestiment l’État comme acteur légitime en éducation. D’ailleurs, plusieurs ministres, dont le ministre de l’Éducation, ont des intérêts financiers dans certaines universités privées.

En 1980, sous la dictature de Pinochet, un régime favorable aux universités privées a été mis en place. Trente ans plus tard, les universités privées, gonflées par leur propre marketing, se font la compétition pour accaparer les rêves de la jeunesse. Il y a une offre de diplômes professionnels chaotique et de qualité inégale. Ces universités versent des profits à des investisseurs cachés derrière des promoteurs immobiliers et des compagnies anonymes qui jonglent avec les congés fiscaux octroyés par l’État.

Ce sont ces universités qui accueillent les moins bons étudiants, en grande partie enfants de parents non scolarisés. En échange de frais de scolarité exorbitants, elles font miroiter des titres dont la valeur est bien incertaine. L’accès à l’université a bondi au Chili en vingt ans (près de 50 % des jeunes de la génération actuelle accèdent à des études supérieures), mais les taux de décrochage et l’endettement étudiant montent en spirale. Et nous ne ferons pas le débat du contenu des cursus disciplinaires ou du rôle critique de l’éducation…

L’endettement étudiant enrichit les banques
En conséquence de ce système, l’État ne fournit plus que 25 % du budget de l’éducation universitaire, alors que dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE), dont le Chili est devenu membre récemment, la moyenne est un financement à hauteur de 85 %. Cet état de fait est avalisé par le conservatisme selon lequel « les familles », et non l’État, sont responsables de leur propre éducation.

Avec un salaire moyen quatre fois moins élevé que dans les pays développés, le Chili présente les frais de scolarité parmi les plus élevés au monde. Les taux d’endettement des jeunes Chiliens atteignent des niveaux affolants et plusieurs économistes commencent à redouter la capacité de remboursement de ces futurs travailleurs. Avec des taux d’intérêt de 6 % sur les prêts étudiants garantis par l’État, seules les banques et les universités privées profitent de cet endettement. Les bourses sont peu nombreuses et la majorité ne couvre pas entièrement les frais de scolarité.

La majorité des étudiantes et des étudiants chiliens travaillent donc durant leurs études. De nombreux jeunes professionnels précaires suivent une foule de diplômes, maîtrises, spécialisation et autre formation continue dans une course éperdue contre la dévalorisation des diplômes sur le marché du travail. En incluant études et emploi rémunéré, les jeunes font souvent des semaines de travail de 60 à 80 heures.

Un modèle qui ne tient plus
D’une telle ampleur, le « mouvement étudiant » est devenu un « mouvement pour l’éducation publique » auquel adhère l’ensemble des mouvements sociaux. Cette mobilisation symbolise le ras-le-bol d’une société exclue de la croissance économique du pays. Les inégalités, l’immobilité sociale et le travail précaire demeurent de grands démentis du « succès » chilien.

Le 11 mars dernier, en l’honneur des 40 ans de la nationalisation du cuivre par Salvador Allende en 1971, les travailleurs de Codelco, la minière publique, ont fait la grève partout au pays. Les syndicats mettaient en garde le gouvernement contre une « privatisation en douce » de ce phare de l’économie chilienne. Ne soutenant aucune revendication salariale, les mineurs en grève disent vouloir défendre le patrimoine national du Chili et donner une solution de financement aux services publics comme l’éducation. Dans les prochaines semaines, les travailleurs des ports devraient entrer en grève eux aussi contre les privatisations.

Les manifestations monstres des derniers mois ont aussi eu pour cible HidroAysen, un barrage hydroélectrique en Patagonie (extrême sud du continent américain). Financé par des capitaux étrangers, ce gigantesque barrage a de nouveau mis en lumière la mainmise des intérêts mercantiles sur l’exploitation des ressources naturelles et sur l’avenir du pays.

Ces conflits sociaux coïncident avec des sondages qui montrent que la popularité et la crédibilité des politiciens, du gouvernement ou de l’opposition, sont à leur niveau le plus bas. Faut-il se surprendre ? La classe politique, dont les deux grandes coalitions cogèrent les affaires publiques depuis vingt ans, n’a d’autres projets de société que ceux de privatiser davantage et vanter les mérites de la compétitivité.

L’éducation est devenue le cheval de bataille d’un peuple en proie à un malaise social persistant. Le Chili aura une croissance de 7 % cette année, mais dans la rue la vaste majorité s’en fiche. L’appui transversal du mouvement syndical au mouvement étudiant montre une certaine mise au diapason des luttes sociales. De tous les coins du Chili, les voix s’élèvent pour demander une Assemblée constituante, afin d’en finir avec la Constitution imposée par la dictature en 1980. Étudiants et travailleurs, femmes et autochtones, on parle de retrouver la place du public et du bien commun, un contrôle populaire et écologique des ressources naturelles, le droit à l’éducation et à la santé gratuites. Reste à savoir quelle force politique sera en mesure de réaliser cet ambitieux projet.

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