Aller simple pour Haïti

mercredi 22 juin 2005, par Mélanie DÉRAIL

Depuis 1995, de jeunes délinquants québécois d’origine haïtienne sont déportés vers Haïti, après un passage à la prison de Bordeaux où leur est remis un aller simple pour Port-au-Prince. Coupables de certains délits criminels, la loi canadienne favorise leur déportation dans un pays qu’ils ont à peine connu.

C’est en 1995 qu’Immigration Canada a levé le moratoire qui protégeait alors les Québécois d’origine haïtienne de la déportation vers Haïti. Jugeant la situation du pays moins instable grâce au départ des Duvalier père et fils, le Canada a remis en marche une politique de déportation des jeunes délinquants haïtiens. La plupart de ces individus sont arrivés au Québec avec leurs parents alors qu’ils étaient encore enfant. Ils ont grandi au Québec et à toute fin pratique ne connaissent rien d’autre. Certains d’entre eux sont mariés et sont pères de famille. Mais le Canada semble demeurer insensible au sort qui attend ces ex-prisonniers déportés dans un pays qu’ils ne connaissent pas et qui est d’une extrême instabilité politiquement, socialement et économiquement.

Mohamed Lotfi, journaliste à la radio de Radio-Canada, s’intéresse depuis longtemps au sort de ces jeunes Haïtiens. Il les visite régulièrement dans le cadre de sa série d’émissions radiophoniques, enregistrée en direct de la prison de Bordeaux depuis maintenant quinze ans. « Pour ceux qui sont arrivés jeunes, qui ont grandi et construit leur identité ici, les déporter équivaut à déporter un Canadien de chez lui, affirme le journaliste. Les autorités en immigration devraient, à mon avis, faire exception pour ceux-là. Surtout s’ils sont déjà mariés et ont des enfants. Leur expulsion du Canada n’a aucun effet dissuasif sur les autres. Cela ne baisse pas le taux de criminalité, ça aggrave plutôt le sentiment d’être rejeté, exclu. C’est ainsi que ceux qui restent le perçoivent et le vivent. C’est plutôt un geste politique lancé envers les Canadiens pour leur donner l’illusion qu’on s’occupe de leur sécurité. »

Depuis dix ans, Mohamed Lotfi dit avoir été témoin de la déportation de plusieurs jeunes Haïtiens. À son avis, ces jeunes ayant commis des délits passibles de deux ans ou moins de pénitencier payent trop cher pour leurs erreurs passées. « Ce qui est condamnable également, c’est la double peine que représente chaque déportation. La peine de la prison ici avant celle qui attend le déporté dans son pays natal, particulièrement quand il s’agit d’un pays comme Haïti. » Pour la plupart des déportés, l’arrivée à Port-au-Prince est une gifle en plein visage. C’est en effet la prison qui les attend, et, souvent, ils doivent payer une somme d’argent colossale à des policiers corrompus pour pouvoir recouvrer un semblant de liberté. « Celui qui n’a aucune famille ni de moyens pour payer la police haïtienne à son arrivée à l’aéroport, n’échappe pas à la prison. En principe il devrait y rester pour quelques semaines. J’en connais qui y sont morts », raconte le journaliste.

Un problème de papier

Le problème c’est que les parents de ces jeunes personnes ont omis à leur arrivée au Canada de s’occuper des papiers d’immigration de leurs enfants. À l’âge adulte, ces individus se retrouvent sans statut, ni citoyen ni résidant permanent. « Pour certains parents, le fait de ne pas demander la nationalité canadienne pour les enfants est une façon symbolique de garder le fil avec le pays natal. Souvent, on trouve des parents qui ont fait les papiers pour eux mais ont négligé de le faire plus tard pour leurs enfants arrivés après eux ! Certains parce qu’ils envisageaient un retour définitif éventuel au pays », explique Mohamed Lotfi.

De plus, les restrictions au droit d’appel en matière d’immigration au Canada ne permettent pas toujours à ces jeunes d’exercer des recours pour éviter la déportation, ou même espérer revenir au Québec après en avoir été expulsé. « En théorie, indique sans grand espoir le journaliste, après cinq ans, une demande de pardon pourrait ouvrir la porte à un déporté haïtien pour retourner au Québec surtout s’il a une famille et des enfants. »

À Port-au-Prince, sans toit ni famille, rejetés par la société qui les regarde de haut, ils doivent se battre pour survivre dans un univers qu’ils ont quitté il y a longtemps. L’un d’eux, Jimmy, jeune Québécois d’origine haïtienne, marié et père d’une fillette née au Québec, a confié dans le cadre du reportage radio Rue de l’Enterrement, Port-au-Prince : « On m’a accueilli comme un chien, comme si j’étais rien. Tout le monde disait : “Regarde le déporté !” [...] Les gens me sourient mais ce sont des sourires hypocrites, jusqu’à maintenant je me fais toujours juger. »

Mohamed Lotfi a bien du mal avec l’attitude du Canada vis-à-vis de ces jeunes, qu’il trouve contraire aux valeurs dont le pays se réclame : « Depuis quelques années, en matière d’immigration, le Canada ne se comporte plus comme un pays des droits de l’homme. Depuis la déportation massive des Algériens, le Canada est méconnaissable pour beaucoup de ses propres citoyens. On me dira que le Canada n’est pas l’enfer, bien sûr, mais la double peine qu’on fait subir à des jeunes d’origine haïtienne va à l’encontre des principes des droits de l’homme. »

Heureusement, la déportation n’est pas la norme pour les ex-prisonniers d’origine haïtienne de la prison de Bordeaux. Pour certains d’entre eux, il existe une vie après le milieu carcéral mais les ressources pour les aider à réinsérer la communauté sont rares. Les associations d’aide manquent de financement et de soutien de la part du gouvernement. Madame Fabienne Pierre-Jacques, coordinatrice du Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, en sait quelque chose : « Il y a trois ans, nous avions un programme de visites des prisonniers dans les établissement carcéraux, et on faisait un suivi avec eux après leur sortie. Malheureusement, le programme n’existe plus faute de financement depuis les nouvelles réformes gouvernementales. »
Le cas de ces ex-détenus d’origine haïtienne, déportés ou non, commencent à soulever certaines questions importantes dans la communauté haïtienne autant que dans la société en général. D’ailleurs, à ce sujet, un Forum sur la réinsertion des ex-détenus haïtiens s’est tenu il y a quelques mois réunissant les leaders de la communauté haïtienne de Montréal. L’organisateur du Forum, Jean-François Cusson, de l’Association des services de réhabilitation du Québec, assure « qu’il y aura une suite à l’automne ou à l’hiver prochain car on s’est rendu compte qu’il y a une demande et des besoins à combler. Les gens de la communauté veulent savoir comment s’impliquer et comment aider ces jeunes. »

De son côté, Mohamed Lotfi espère que ses reportages sur la déportation des jeunes délinquants de la communauté haïtienne de Montréal fera bouger les autorités.


Les reportages de Mohamed Lotfi sont accessibles aux adresses suivantes :
http://www.radio-canada/radio/documentaires/2150.shtml
http://www.radio-canada/radio/documentaires/2477.shtml

Vous avez aimé cet article?

  • Le Journal des Alternatives vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.

    Je donne

Partagez cet article sur :

  •    
Articles du même auteur

Mélanie DÉRAIL

La gourmandise de l’empire Irving

Articles sur le même sujet

Justice - Criminalité

Crimes et châtiments : le virage punitif des conservateurs

Je m’abonne

Recevez le bulletin mensuel gratuitement par courriel !

Je soutiens

Votre soutien permet à Alternatives de réaliser des projets en appui aux mouvements sociaux à travers le monde et à construire de véritables démocraties participatives. L’autonomie financière et politique d’Alternatives repose sur la générosité de gens comme vous.

Je contribue

Vous pouvez :

  • Soumettre des articles ;
  • Venir à nos réunions mensuelles, où nous faisons la révision de la dernière édition et planifions la prochaine édition ;
  • Travailler comme rédacteur, correcteur, traducteur, bénévole.

514 982-6606
jda@alternatives.ca