En 1994, Nelson Mandela et l’ANC étaient élus lors d’un raz-de-marée électoral durant lequel la population noire s’était clairement exprimée. De quoi était-il question exactement ? L’apartheid, ce système de discrimination raciale institutionnalisé, avait pour but de maintenir les classes populaires dans un perpétuel état de semi-servage. L’expropriation des paysans les avait transformés en prolétaires corvéables à volonté pour l’industrie et les mines des grands conglomérats appartenant à la minorité blanche et aussi aux entreprises multinationales. Mais au tournant des années 1960, la révolte des jeunes et des travailleurs fait tout basculer. Un immense mouvement de masse s’acharne, par une résistance civile essentiellement non violente, à paralyser le régime. Entre-temps, l’ANC réussit à catalyser les aspirations populaires autour du symbole qu’est déjà à l’époque Nelson Mandela et d’un programme de démocratisation et de récupération nationale et sociale. Tout cela culmine avec l’arrivée au pouvoir de l’ANC.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Une campagne est organisée pour forcer Mandela à accepter l’inacceptable. Peu à peu, le leadership nationaliste capitule, en commençant par la promesse au FMI qu’il n’y aurait pas de réforme agraire pour redonner aux paysans les terres volées par l’apartheid. Parallèlement, Mandela accepte de « respecter » la dette héritée de l’époque où l’apartheid cherchait à décapiter la résistance. Certes, ce « grand compromis » est présenté comme le seul moyen d’éviter la guerre civile et la descente aux enfers.
Une fois élue, l’ANC s’active à gouverner mais, dans une large mesure, elle a les pieds et les poings liés. Bien sûr, les lois discriminatoires sont abolies. Mais aux barrières raciales se substituent des barrières sociales. En principe, les Noirs peuvent maintenant habiter la ville des Blancs, mais en pratique, ils ne peuvent pas quitter les logements sordides des bidonvilles. En principe, l’éducation et la santé sont accessibles pour tous, mais en pratique, il y a le secteur public déliquescent, sous-financé, qu’on laisse aux Noirs, et le secteur privé aux standards occidentaux, qui est pour les Blancs et la petite minorité noire cooptée par le système. Le chômage frappe environ 40 % de la population active. 1 000 personnes par jour meurent du SIDA, devant un système de santé déglingué et où l’accès aux médicaments rétroviraux reste problématique. Entre-temps, l’économie sud-africaine connaît une embellie, faisant de l’Afrique du Sud, avec le Brésil, un des pays les plus inégalitaires au monde. Le successeur de Nelson Mandela, Thabo Mbeki, se vante alors d’être surnommé « Monsieur Thatcher » pour ses politiques d’austérité et son respect des normes imposées par le FMI et les banques internationales.
Mais peu à peu, l’étoile de Mbeki pâlit. L’an passé, une révolte à l’intérieur de l’ANC impose son retrait pour laisser la place à son rival Jacob Zuma, celui-là même qui vient de remporter une éclatante victoire électorale. La majorité africaine entend le message de changement que Zuma leur offre. Cependant, Zuma a un certain nombre de cadavres dans le placard, dont de sordides histoires de corruption. Il joue la carte du leader zoulou traditionaliste, avec ses 5 femmes et ses 18 enfants. En fait, il capitalise sur l’ethnicité pour augmenter son vote là où les Zoulous sont majoritaires. Il se dit à l’écoute du peuple, ce qui lui vaut l’appui des syndicats. Mais il se contente de vagues promesses au plan économique. Pour les optimistes, Zuma va infléchir le pouvoir à gauche. Pour les pessimistes, il y a un risque que l’Afrique du Sud tombe dans une sorte de dérive à la zimbabwéenne, dans un mélange de populisme et de répression.
À l’ombre du postapartheid, que certains qualifient de néoapartheid, de nouvelles résistances populaires prennent forme. Dans les townships (bidonvilles), des quartiers s’organisent pour « déprivatiser » les services publics comme l’eau et l’électricité en mettant dehors les « promoteurs » et en paralysant les municipalités complaisantes. Les travailleurs sont moins inhibés d’affronter l’ANC, d’où les grèves qui ont stoppé l’activité économique ces dernières années. L’imagerie nationaliste et l’aura de Nelson Mandela s’érodent, mais restent encore puissants, comme en témoigne la dernière élection. Dans ces zones d’ombre et d’ambigüité, se profilent de nouvelles confrontations.