En décembre dernier, le quotidien français Libération annonçait que 2003 sera « l’année de la grande famine ». Selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM), 38 millions d’Africains risquent de mourir de faim. Le directeur exécutif du PAM, James Morris, a lancé un vibrant appel devant le Conseil de sécurité des Nations unies afin de prévenir cette crise « d’une gravité et d’une étendue sans précédent ».
Depuis l’alerte lancée à la fin 2002, il semble que la situation se soit quelque peu stabilisée en Afrique australe, grâce notamment à l’aide humanitaire apportée. Mais des millions de personnes sont toujours menacées en Éthiopie et en Érythrée, alors que l’Organisation des Nation unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) vient tout juste d’annoncer que cinq pays d’Afrique de l’Ouest sont également touchés par de graves pénuries alimentaires.
La sécheresse qui sévit présentement dans plusieurs pays d’Afrique est l’une des causes à l’origine de cette famine. Néanmoins, l’ONG internationale Action contre la faim affirmait récemment dans un communiqué que « les aléas climatiques […] ne doivent pas être perçus comme une fatalité qui expliquerait à elle seule l’étendue et la fréquence des crises alimentaires, mais comme les facteurs aggravants une précarité ordinaire et inacceptable ». Selon Anne Degroux, porte-parole de l’organisation, « il faut s’interroger sur les causes multiples et les réponses à envisager, au-delà de l’urgence à court terme ».
La faim au quotidien
Les chiffres sont foudroyants : 24 000 personnes meurent de faim chaque jour, soit plus d’une personne toutes les quatre secondes ; 815 millions d’êtres humains souffrent de malnutrition et 30 millions, principalement des enfants de moins de cinq ans, en meurent chaque année (selon les estimations de la FAO). En proportion des victimes, l’Afrique est le continent le plus touché, avec 34 % de la population qui est gravement sous-alimentée.
D’après un rapport de la FAO intitulé L’État de l’insécurité alimentaire dans le monde 2002, « la faim généralisée dans un monde d’abondance dérive essentiellement de la pauvreté ». Selon une étude de la Banque mondiale, entre 1991 et 2001, alors que le produit mondial brut a plus que doublé et que le volume du commerce mondial a été multiplié par trois, le revenu par personne a baissé dans 81 des 100 pays les plus pauvres de la planète.
Pour Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nation unies pour le droit à l’alimentation, le problème de la faim dans le monde est aussi un problème de redistribution des ressources. Dans son dernier ouvrage, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent (Fayard, 2002), il rappelle qu’« avec le stade atteint par les moyens de production agricoles, la terre pourrait nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains » soit le double de la population mondiale. Anne Degroux, d’Action contre la faim, confirme : « Un des problèmes importants est avant tout la redistribution des ressources. »
John Madeley, spécialiste britannique des questions d’environnement et de développement, affirme dans les pages de son essai intitulé Le commerce de la faim (Écosociété, 2002) que le libre-échange est responsable de l’appauvrissement des populations du Sud : « Ce n’est pas aux populations affamées mais aux transnationales que profitent actuellement la croissance économique et la libéralisation du commerce. Loin d’avoir affranchi les affamés, le libre-échange les a asservi. » Parmi les nombreux exemples, Madeley mentionne notamment le cas du Kenya qui, comme plusieurs pays africains, mise maintenant sur l’exportation au détriment de la sécurité alimentaire. Depuis quelques années, le Kenya a développé le secteur de la floriculture, destinée exclusivement à l’exportation. Des terres qui étaient auparavant consacrées à l’élevage et à l’exploitation de petites fermes sont maintenant utilisées pour la culture des fleurs. Sans compter tous les autres cas où l’ouverture des marchés a miné les chances de survie des petits producteurs locaux, ne pouvant faire compétition aux grandes multinationales.
Tout comme Madeley, Ziegler accuse la mondialisation des marchés d’être responsable des inégalités économiques qui engendrent l’insécurité alimentaire. Il explique comment la libéralisation des échanges économiques passe par les prescriptions des grands institutions, tels le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Parmi plusieurs exemples, Ziegler mentionne notamment le cas du Niger, deuxième pays le plus pauvre de la planète, situé en Afrique de l’Ouest.
Lourdement endetté, le Niger a dû se plier aux exigences du FMI, qui a imposé la privatisation de plusieurs services publics, dont l’Office national vétérinaire du Niger. Les produits pharmaceutiques vétérinaires sont maintenant vendus par des représentants locaux de multinationales et les prix de ces marchandises ont tellement augmenté que la plupart des éleveurs n’ont pas les moyens de les payer. Des troupeaux entiers disparaissent, victimes d’épidémies pendant que des milliers de familles perdent leur gagne-pain et leur moyen de subsistance. Selon Abdourahamane Ousmane, rédacteur du journal Alternative au Niger, « les privatisations ont donc donné le coup de grâce à des populations déjà meurtries ». Il affirme du même coup que la situation s’est considérablement détériorée depuis la dernière décennie.
« Si nous examinons les faits, nous constatons qu’après deux décennies d’intense libéralisation du commerce - les années 1980 et 1990 - , le problème de la faim dans le monde demeure écrasant, constate John Madeley. Comment peut-on espérer que la destruction des moyens d’existence des petits paysans et la concentration des exploitations mènent au développement agricole durable ? Comment la sécurité alimentaire peut-elle s’ériger sur les ruines du secteur agricole ? »
Rater la cible
Le rapport de la FAO stipule qu’entre 1990-92 et 1998-2000, le nombre de personnes sous-alimentées a baissé de 2,5 millions par an. Par contre, dans la plupart des régions sous-développées, ce nombre a plutôt augmenté. Si la tendance n’est pas rapidement inversée, la FAO affirme qu’il sera impossible d’atteindre l’objectif fixé lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996 : réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d’ici 2015.
Pour atteindre ce but, le nombre de personnes qui souffrent de la faim devrait être réduit de 24 millions par année, ce qui nécessiterait des investissement supplémentaires de plus de 20 milliards de dollars annuellement. Toutefois, en améliorant la santé et la productivité de milliers de personnes, l’organisation estime que cet investissement pourrait rapporter des bénéfices d’au moins 120 milliards de dollars chaque année. Pendant ce temps, le coût d’une intervention armée en Irak est évalué à 200 milliards de dollars et le coût du maintien de la paix dans la région pourrait grimper jusqu’à 500 milliards de dollars US (Libération, 6 mars 2003).
Lors du deuxième Forum social africain qui se déroulait en janvier 2003 en Éthiopie, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les effets de la mondialisation sur la sécurité alimentaire des populations. Parmi les pistes de solutions avancées, le retrait du volet agricole des accords de l’OMC et le soutien aux regroupements de paysans afin de constituer une force de résistance face aux gouvernements et aux institutions internationales.