A Quito, un autre monde se construit

lundi 18 octobre 2010

Quelques jours après la tentative de déstabilisation du Président équatorien Rafael Correa (explications ici), s’ouvrait à Quito une semaine riche en rencontres internationales pour penser et construire un autre monde. Au 4ème Forum Social Mondial des Migrations (FSMM) succédait le 5ème Congrès de la Confédération Latino-américaine des Organisations de Paysans (CLOC) affiliées à la Via Campesina. Entre les deux, le 12 octobre, une manifestation conjointe a sillonné les rues de Quito afin d’exiger « des droits pour toutes et tous, une citoyenneté universelle, la souveraineté alimentaire et la réforme agraire ». Explications :

Avec le slogan « peuples en mouvement pour une citoyenneté universelle », le FSMM a réuni environ 1500 personnes venues des quatre coins de la planète. Les délégations les plus représentées provenaient d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Peu de Nord-Américains ont fait le déplacement, alors que de nombreux Africains n’ont pu obtenir de visas. Pour les organisateurs, « tenir ce forum en Equateur, à la Mitad del Mundo, limite imaginaire entre le Nord et le Sud, est très symbolique de ce que nous devons obtenir : ici, on ne nous demande pas nos papiers pour aller du Sud au Nord et nous pouvons le faire autant de fois que nous le souhaitons ». Autant dire que l’Union Européenne, et en particulier la France, ainsi que les Etats-Unis, ont été mis à l’index pour leurs politiques migratoires « promouvant le racisme et les discriminations, et niant une pleine et entière reconnaissance des droits des migrants ».

L’atelier organisé par le réseau Migreurop a ainsi montré le jeu inqualifiable auquel se livre l’Union Européenne en exigeant que « tout nouvel accord de coopération économique signé avec un pays du Sud contienne aujourd’hui une clause de réadmission des migrants indésirables » selon Brigitte Espuche. Négociés et signés dans la plus grande opacité, ces « accords de gestion concertée des flux migratoires » permettent par exemple à « la forteresse européenne » de renvoyer des Afghans au Pakistan. « Nous, les migrants, ne sommes pas des criminels, nous sommes des êtres vivants et nous avons le droit de vivre dignement » témoigna avec poigne une migrante mexicaine renvoyée des Etats-Unis. Colin Raja, du réseau Migrants Rights International, a rappelé qu’au moins 2000 personnes disparaissent chaque année sur la frontière Mexique – Etats-Unis.

Pour Colin Raja, la Convention des Nations-Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille du 18 décembre 1990 a clos une période de renforcement des droits des migrants. Depuis, selon lui, « les institutions internationales ont favorisé l’installation d’une conception utilitariste des migrations » en liant ces dernières au « développement ». Comme l’a rappelé Stephen Castles, sociologue britannique, le capitalisme a usé des travailleurs migrants sans droit pour mettre en concurrence les travailleurs de la planète. En période de crise économique des pays du Nord, « nous vivons une construction raciale des migrations » selon William Fletcher, rédacteur en chef de Black Commentator (Etats-Unis). Pour lui, sans un clair et fort soutien aux migrants et à leurs droits dans les pays du Nord, ce sont la droite et la xénophobie qui continueront à imposer leurs politiques régressives.

Que faire ? « Que l’UE signe la convention sur les droits des travailleurs et leurs familles et que l’on crée une zone libre de circulation dans toute l’Amérique Latine » selon Rufin Dominguez Santos, du centre binational pour le développement indigène de Oaxaca (Mexique). « Qu’Israël soit sanctionné pour ne pas respecter les résolutions des Nations-Unies et que le droit au retour des réfugiés palestiniens sur leurs terres soit enfin appliqué » selon Hana Cheikh Ali, avocate de la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR). Arrêter de considérer les migrants comme des victimes selon Castles : « comme l’ont notamment montré les manifestations des migrants mexicains aux Etats-Unis en 2006, les migrants sont des acteurs des mobilisations ». Sortir d’une vision unidimensionnelle de la crise globale actuelle, selon Alberto Acosta, économiste équatorien. Pour lui, il ne s’agit pas de séparer les migrations des multiples crises que nous vivons. « Leur coexistence sont source de multiples déséquilibres et violences. Leurs résolutions doivent être conjointes ».

C’est « une crise de civilisation » renchérit Louis Macas, ex-président de la Confédération des Nationalités Indigènes d’Equateur (Conaie). Pour lui, « ce qui est appelé le développement détruit les communautés, les territoires, les environnements locaux, la base naturelle de tous les êtres humains ». Victor Nzuzi, paysan et activiste de la République « dite démocratique du Congo », explique que « partout où il y a des minerais, il y a la guerre ». Loin d’être « des guerres tribales », ce sont « des guerres pour le minerais que les Africains tentent de fuir ». Et alors que « les Africains sans-papiers sont rejetés d’Europe, nos minerais sans papiers sont eux les bienvenus ». Pour lui, « les frontières enrichissent les riches et appauvrissent ce qui n’ont déjà pas grand chose ». Ivo Poletto, philosophe et sociologue brésilien, intervenant à partir de la question des déplacés environnementaux, considère qu’instaurer « un droit de se déplacer sur toute la planète et une citoyenneté universelle » est absolument essentiel mais non suffisant. « Les peuples doivent pouvoir vivre là où ils sont », et pour cela il faut « faire cesser la destruction des territoires » et « assurer l’autonomie des communautés » par exemple par le développement « d’énergies renouvelables décentralisées ».

La jonction entre le FSMM et le congrès de la CLOC-Via Campesina devient alors évidente. Sans souveraineté alimentaire et réforme agraire intégrale, comment imaginer que les petits paysans puissent continuer à vivre sur leur territoire ? Comme le dit le réseau Grito de los Excluidos(as), « on ne peut penser les droits des migrants seulement à partir de la nécessité de migrer, il faut les penser aussi à partir du droit de rester ». Sans remise en cause profonde des politiques commerciales et économiques internationales qui favorisent l’exportation des productions et la mise en concurrence des travailleurs de la planète au détriment du développement des marchés locaux et des cultures vivrières, les pays du Nord poursuivront leurs politiques migratoires racistes et discriminatoires. Pour Louis Macas, il faut donc « se concentrer sur la survie des territoires » et l’alternative est « le sauma Kawsay (ndlr : le buen-vivir en quechua) pour une vie en harmonie entre les êtres humains, et entre les êtres humains et la nature ». Et Alberto Acosta de renchérir, « il n’y a pas d’étrangers sur la planète, et s’il peut y avoir la nature sans les êtres humains, l’inverse n’est pas vrai ».

Lors de la soirée d’ouverture du congrès de la CLOC-Via Campesina, l’équatorien Luis Andrango et la chilienne Francisca Rodriguez, dite Pancha, n’étaient pas très éloignés de ces constats et propositions en rappelant les principales revendications du mouvement paysan sud-américain et mondial. Tout d’abord, « nous avons besoin d’une véritable réforme agraire » qui est la seule-à-même « de réaliser le Sauma Kawsay ». Il nous faut « rejeter les processus industriels portés par les transnationales qui favorisent l’utilisation de cultures génétiquement modifiées, les monocultures et les pesticides ». A l’inverse, « la promotion de l’agriculture familiale est le meilleur moyen de renforcer la souveraineté alimentaire et de lutter contre le changement climatique ». Les deux porte-paroles se sont également fait ovationner en rappelant combien il est important de lutter contre les logiques sexistes et patriarcales, car « sans féminisme, il n’y a pas de socialisme ».

« Socialisme » dont il a été question lors de cette soirée d’ouverture puisque le millier de délégués y ont accueilli et ovationné les présidents Raphaël Correa et Evo Morales. Un clair soutien au président équatorien et au processus démocratique y ont été exprimés. Plus largement, ce sont les « processus de transformation sociale et politique proposés par les gouvernements progressistes » qui ont été soutenus. Comment en serait-il autrement alors qu’Evo Morales fut un des fondateurs de la CLOC-Via Campesina lors de son premier congrès à Lima en 1994. Cela n’a pas empêché le slogan « Réforme agraire, urgente et nécessaire » de descendre très souvent des travées du stade de l’université centrale de Quito incitant Raphaël Correa à promettre « non une réforme agraire, mais une révolution agraire ». Tout en rajoutant qu’il avait besoin « du soutien du mouvement paysan pour combattre les entraves auxquelles son gouvernement fait face ». Evo Morales s’est lui amusé à rappeler qu’au début de la CLOC-Via Campesina, « nous disions : de la résistance au pouvoir ! » et, qu’aujourd’hui c’était « mission accomplie en Bolivie » ! Il a néanmoins invité les délégués à établir de nouvelles propositions de politiques publiques pour améliorer la situation des paysans en Amérique du Sud.

La déclaration finale du congrès, tout en se félicitant de l’importante participation des femmes et des jeunes, affirme que « l’agriculture, l’eau, l’alimentation, les biens naturels sont aujourd’hui les cibles des capitaux financiers internationaux » et qu’il en résulte « l’expulsion massive et par la force de peuples indigènes et paysans, la prise de contrôle des terres par des intérêts étrangers, la perte de souveraineté nationale et populaire, ainsi que la la destruction de la Terre-Mère ». Rappelant que « la crise climatique est le résultat des modèles de production et de consommation imposés par le capitalisme », la déclaration finale estime que « l’agriculture paysanne est la voie la plus sûre et efficace pour refroidir la planète et reconstruire les équilibres naturels » et que pour cela, il s’agit d’en « finir avec le modèle agricole industriel, agroexportateur et hyperconcentré ». Le tout implique donc de « reconnaître les droits des peuples et communautés sur leurs terres et territoires », ce qui nécessite de lutter contre les projets REDD (Réduction des Emissions dues à la Déforestation et la Dégradation des forêts) actuellement en discussion dans le cadre des négociations internationales sur le climat.

Finalement, la déclaration de la CLOC-Via Campesina reconnaît l’apport des références « au sumak kawsay ou au buen-vivir » comme perspectives de transformation civilisationnelle donnant un horizon émancipateur aux luttes à venir. En écho, Rodolfo Garcia de Red International de Migracion y Desarrollo, affirmait que « l’exigence d’un nouveau modèle de civilisation n’est pas un appel romantique, mais une absolue nécessité ». Pour la CLOC-Via Campesina, ces luttes passeront par le sommet de Cancun sur le changement climatique (28 nov – 10 déc) avec deux propositions phares : réaliser 1000 Cancuns dans le monde autour du 7 décembre et rendre visibles les luttes des paysans par des caravanes internationales convergeant vers Mexico et Cancun. D’ici son prochain congrès dans 4 ans en Argentine (le Mouvement National paysan et indigène argentin vient de tenir son premier congrès), la CLOC-Via Campesina s’est dite déterminée à faire « respecter le droit à la terre des paysans et peuples indigènes qui selon elle continue à globalement se dégrader en Amérique Latine et dans le monde ». Du côté du FSMM (voir la déclaration de l’Assemblée des Mouvements sociaux), rendez-vous a été prix pour le prochain FSM de Dakar, où les enjeux migratoires devraient être très présents, prouvant par là que les forums sociaux thématiques peuvent alimenter le processus des FSM. Par ailleurs, deux rendez-vous ont déjà été fixés : un nouveau FSMM est programmé en Corée du Sud en 2011 pour élargir la participation aux mouvements asiatiques et une proposition d’une journée de luttes et de grèves mondiales a été fixée au 18 décembre 2011.

Finalement, pendant ces dix jours de rencontre à Quito, c’est une bonne part de l’agenda du mouvement altermondialiste des prochains mois qui s’est donc précisé.


Voir en ligne : Alter-Échos

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