À 4 ans de La Havane

vendredi 18 décembre 2020, par Priscyll Anctil Avoine

« Nous lisons à propos des vies perdues et on nous donne souvent les chiffres, mais ces histoires se répètent tous les jours, et la répétition semble interminable, irrémédiable. Il faut donc se demander ce qu’il faudrait non seulement pour appréhender le caractère précaire des vies perdues pendant la guerre, mais aussi pour que cette appréhension coïncide avec une opposition éthique et politique face aux pertes que la guerre entraîne [1]. »

Judith Butler, Frames of War (p.13)

Et si, pour analyser le processus de paix en Colombie, nous remettions le corps au centre des réflexions ? Le corps, dans ses dimensions matérielles, symboliques, émotionnelles et affectives, comme central aux analyses sur les guerres contemporaines. Le corps, dans toute sa complexité, ses possibilités. Le corps, comme axe de la pensée, du « sentir-penser » comme l’affirme l’anthropologue Arturo Escobar, car ce sont les corps qui souffrent, vivent, résistent, aux guerres et à la violence contemporaine. C’est à partir de cet endroit que nous pouvons continuer à résister. Et c’est de là que je veux analyser le bilan des quatre premières années de mise en œuvre du processus de paix signé à La Havane, et entériné par le Congrès de la République de Colombie le 24 novembre 2016.

L’euphorie collective qui a accompagné la signature de l’accord de paix entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie — Armée du peuple (Farc-EP) et le gouvernement colombien s’est rapidement estompée, pour laisser place de nouveau à la souffrance. La Colombie est actuellement confrontée à une augmentation sans précédent des violences depuis 2014 et, plus précisément, depuis que le gouvernement d’Iván Duque est entré en fonction en 2018. Depuis le début de 2020 seulement,plus de 72 massacres ont été perpétrés, faisant des victimes en particulier parmi des populations jeunes, autochtones et racialisées. Ces massacres ont lieu dans des zones fortement marquées par la violence du conflit armé qui se poursuit, en dépit de l’accord de paix signé en 2016, notamment en relation avec deux dynamiques centrales : la reconfiguration du trafic de drogue (et donc des acteurs armés) et la présence accrue des politiques extractivistes. Et, dans ce panorama terrifiant, il y a des corps qui « n’importent pas » ; il y a des vies qui ne sont pas considérées comme « dignes d’être pleurées » dans le système de hiérarchisation des corps humains.

Genre, race et classe : les absences

Ces corps, ce sont ceux de plus de 1000 personnes activistes des droits humains et 242 ex-combattant·es qui ont été assassiné·es depuis la signature des accords de paix en 2016 et ce, en toute impunité. Dans ce contexte, il est important de souligner que la violence politique post-accord de paix est à la fois genrée, racisée et démontre des enjeux profonds d’inégalité de classe, exacerbée davantage en raison de la militarisation et précarisation économique liées à la pandémie mondiale.

Et pour cause : après 4 ans de mise en œuvre, l’accord de paix n’est toujours pas une réalité. Comme le souligne la chercheuse Kate Paarlberg-Kvam, même si l’accord de paix a proposé un texte novateur en termes d’approche sur le genre, les visions féministe de la paix en Colombie ne sont pas reflétées dans l’accord ni dans sa mise en œuvre. Selon l’autrice, l’accord de paix a plutôt reconduit le modèle économique néolibéral qui perpétue à la fois la précarisation des femmes et des corps féminisés et qui réaffirme leurs corps-territoires comme des lieux d’exploitation.

Les communautés afrodescendantes ont également fait part de leurs critiques face au processus de mise en œuvre de l’accord de paix. Plus particulièrement, elles ont dénoncé la violence vécue par les femmes afrodescendantes et leur exclusion de la participation politique dans la période post-accord de paix, signifiant les barrières structurelles pour la justice raciale et de genre. Ainsi, les groupes de femmes afrocolombiennes ont critiqué la perpétuation de la violence sexuelle contre les femmes et de la violence politique contre les activistes : bien loin d’être chose du passé, les violations des droits humains et les différentes affectations reliées au conflit armé continuent.

Ces réalités exposées par les activistes montrent qu’après 4 ans, les résultats sont donc très mitigés quant à la mise en œuvre des perspectives de genre et ethnique dans l’accord de paix. Le genre a été au cœur des polémiques entourant le plébiscite pour l’approbation de l’accord de paix : instrumentalisé par les mouvements d’extrême droite pour tenter de miner la signature de l’entente historique, le genre continue de créer des résistances. Le gouvernement actuel renforce ces résistances en priorisant certaines mesures prévues dans l’accord de paix au détriment d’autres : selon une avocate de l’organisation féministe Sisma Mujeres, cette priorisation dénote un manquement structurel et politique face aux enjeux intersectionnels qui marquent le contexte de la mise en œuvre de l’accord. Ainsi, selon le système qui compile les statistiques sur le post-accord de paix, même parmi ces mesures priorisées, c’est seulement 26,9% des indicateurs de genre qui ont été atteints. De plus, les réformes structurelles d’accès à la terre — ce qui constitue une cause importante du conflit armé colombien — prévues dans le texte de l’accord n’ont toujours pas été mises en place, perpétuant la hiérarchisation des positions socio-économiques.

En conséquence, même si les femmes, les populations paysannes, autochtones et racialisées ont pu trouver des espaces de participation politique avec la signature de l’accord de paix, les activistes rappellent que leurs corps sont constamment expulsés du politique en plus d’être en perpétuel combat contre les insécurités croissantes. La Colombie est face à une détérioration de la sécurité rurale qui se caractérise par une reconfiguration des dynamiques locales de pouvoir.

Reconfigurations politiques et économiques

La Colombie post-accord de paix est donc marquée par une paix fragmentée ; une paix où des personnes et groupes travaillent activement à construire une nouvelle Colombie dans la non-violence et, une autre, définie par le capitalisme néolibéral qui a eu une porte d’entrée sans précédent au pays depuis 2016. Comme le souligne Juanita Esguerra Rezk, le « développement » impulsé par la communauté internationale, les multinationales, mais aussi par toute l’ingénierie de la « paix libérale » est profondément marqué par la violence, tout spécialement pour les populations paysannes, autochtones et les défenseur·es des droits humains et de l’environnement. Dans ce même article, Esguerra Rezk relate qu’une activiste des droits humains a affirmé : « Nous sentons qu’il n’y a pas de paix pour nous. Ce que nous voyons maintenant [après la signature de l’accord de paix], c’est que les mégaprojets prolifèrent partout » [2].

En parallèle aux difficultés liées à la mise en œuvre de l’accord de paix, le paysage politique actuel se caractérise par une nouvelle vague de violence dans l’histoire politique colombienne. Cette fois-ci, il s’agit d’une vague moins idéologique que profondément ancrée dans des luttes territoriales et économiques locales et globalisées entre divers groupes criminels qui se disputent les routes de la drogue ou le commerce lié à l’extractivisme. Il semble que le contexte post-accord de paix sert à la fois les intérêts des élites sociales et des groupes armés qui continuent d’occuper et d’administrer de vastes pans du territoire colombien.

La reconfiguration des groupes armés après l’accord de paix, la redéfinition inquiétante des modalités de la violence, la militarisation constante du pays, la néo-paramilitarisation, la criminalisation des corps en temps de pandémie, les assassinats de personnes ex-combattantes et activistes, les politiques prédatrices d’extractivisme et l’aggravation des inégalités, témoignent d’un grave scénario de crise humanitaire et politique en Colombie. À quatre ans de La Havane, nous sommes confronté·es à des corps épuisés par la lutte contre un génocide évident.

Sortir de la nécropolitique

En 2020, chaque matin, nous nous réveillons face avec un sentiment d’horreur, avec l’impuissance venant avec la normalisation de la violence, avec la nouvelle d’un massacre, d’un meurtre, d’un féminicide. Chaque matin, nous aimerions un moyen de retrouver l’hier, pour voir si nous pouvons éviter une mort. Pour voir si nous pouvons sauver un corps de la nécropolitique. Mais nous avons accepté la nécropolitique ; nous l’avons « encorporée ».

Mais sachons aussi qu’il y a des corps en résistance. Il y a des corps au combat, des corps en dissidence. Il y a des corps qui acceptent leurs vulnérabilités, leur précarité et leur interdépendance. Il y a des corps en lutte qui tentent de désincarner la nécro-histoire, la nécropolitique. Il y a des corps qui travaillent, au quotidien, à la dé-corporéisation de la violence. Des corps qui proposent un « carefully crafted f**k you » ; de nouvelles formes de combat non-violent. C’est ce que plus de 7000 personnes autochtones ont fait en octobre 2020, en manifestant du département du Cauca vers Bogotá, contre la nécropolitique, réclamant le droit à la vie. N’y a-t-il pas urgence d’oser penser le politique à partir des mouvements entre les corps et en défense de la vie ?

Image  : Violencia, huile sur toile, Alejandro Obregón, 1962


[1] & [2] : Traduction libre par l’autrice.

À propos de Priscyll Anctil Avoine

Priscyll Anctil Avoine est candidate au doctorat en science politique à l’UQAM et directrice de la Fundación Lüvo.

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